Sauvage, animale, primitive, naturelle… Ces mots désignent une part de soi mystérieuse, aussi enivrante qu’effrayante. Une part de soi que nous avons à cœur de débusquer, tant nous la pressentons essentielle, et ce à juste titre. Pourtant, quand nous parvenons à la démasquer, sa force impérieuse semble nous menacer, alors nous lui fermons la porte. Cette part de soi, nous l’appelons l’instinct.
L’instinct : une histoire d’intime et d’intériorité
Notre nature instinctuelle prend ses racines à l’intérieur de soi, dans la psyché et les cellules du corps. Elle vit et bouge dans l’intime. Enfouie, cachée, souterraine, elle est l’animale qui traque et chasse. L’animale qui désire, qui sait précisément ce qu’elle veut et qui s’élance impétueusement pour l’obtenir.
L’instinct est sauvage. Il puise son savoir et sa force d’action dans ce qu’il y a de plus vivant et mouvant en soi, mais aussi ce qui est le plus invisible : les sensations. Chacun de nos sens est à son service, lui rapportant l’essence de l’environnement qui nous entoure, des relations que nous nouons et des opportunités qui en découlent.
Nous nous nourrissons naturellement de cela, nous nous en inspirons de façon impulsive et la part instinctuelle en soi le transforme en émotions. Nos émotions sont tout aussi intérieures et imprévisibles que nos sensations. Elles sont souvent violentes, bouleversantes de beauté, car elles sont l’expression première de notre instinct.
Nous avons pour habitude de les réprimer, mais pas de les exprimer. Elles échappent à notre conscience mais il n’est pas question qu’elles échappent à notre contrôle. Alors, nous nous évertuons à les traduire en mots. Ainsi, elles ne débordent pas.
Pourtant, être animale, c’est précisément déborder de soi.
Être animale, c’est déborder de soi
Nous pourrions définir l’animalité comme un phénomène d’imprégnation qui engendre une urgence primitive, urgence qui se déclenche elle-même dans les tripes. L’animalité s’impose d’un coup et semble disparaître soudainement. Son apparente instabilité nous dérange et nous effraie.
Nous ne savons pas à quel moment elle va surgir à nouveau, ni dans quel contexte. Il s’agit d’un mouvement imprévisible de l’âme et du corps, qui va nous pousser à faire et à être à un instant T. Cela ne s’explique pas.
Notre animalité va prendre le contrôle, nous allons littéralement déborder de nous-même, laissant couler nos émotions et leur expression – quelles qu’elles soient – à l’extérieur. Crier, pleurer, rire à gorge déployée, danser, courir, soulever des montagnes, sauver les autres ou soi-même…
Notre instinct exige un passage à l’action immédiat qu’il est difficile de réprimer. Cette affection est perturbante, en cela qu’elle ne colle pas avec l’image de l’être sociétal et polissé que nous avons l’habitude de donner au monde.
La peur du sauvage à l’intérieur de soi
Nous avons peur de l’inconnu, en particulier quand nous abritons ce mystère en soi. Notre animalité nous terrifie par sa souveraineté. Nous craignons de ne plus pouvoir la retenir si nous la laissons sortir une première fois. Nous imaginons qu’elle peut prendre le contrôle et tout détruire : notre réputation, notre image, nos relations, notre vie rangée… etc.
Notre instinct nous met au défi d’aller à l’encontre de tout ce que nous avons appris. Depuis l’enfance, notre nature instinctuelle nous a été dépeinte comme pulsionnelle, régressive, violente, sexuelle, dangereuse. Notre éducation a souvent pu être assimilée à “faire taire le sauvage en moi pour vivre correctement en société”.
Ainsi, nous n’avons pas appris à vivre notre part sauvage que nous tentons à tout prix de gouverner. Nous sommes pétrifiées à l’idée qu’elle demeure à l’intérieur de soi, alors nous créons des espaces dans lesquels la projeter.
Nous avons peur de notre part sauvage car elle nous ramène au rang d’animal. Mais entre les sociétés humaines qui gèrent si mal leurs émotions et leurs plaisirs, et les sociétés animales (fourmis, loups…), lesquelles sont les plus sauvages ?
Plus on s’approche de notre part sauvage, plus elle nous échappe
Nous avons tendance à considérer que le sauvage, c’est ce qui n’est pas nous. C’est ce qui est vierge, ce que nous n’avons pas touché, ce qui n’a jamais été mis en contact avec l’humain. De cette pensée se dessine un cercle : plus nous nous approchons du sauvage, plus il nous échappe, et plus nous le traquons.
Notre nature instinctuelle est sauvage, et nous la portons en nous depuis toujours, au quotidien. Il est faux de penser que l’humanité n’est pas sauvage. Plus nous nous formalisons, plus nous rêvons d’une vie primitive et d’un retour aux sources. Les néo-ruraux en sont l’exemple parfait, n’est-ce pas ?
Au creux de soi se niche notre désir le plus sauvage : rester libre et joyeuse. Retourner dans la nature, c’est aussi s’assurer de pouvoir vivre cachée, protégée par son écrin. Ce besoin d’entrer en communion avec elle et de ne laisser aucune trace de son passage rejoint les mondes de l’enfance.
Si notre instinct semble tant nous échapper, en particulier quand nous le touchons du doigt, c’est parce que notre objectif est de l’apprivoiser. Or, les loups ne s’apprivoisent pas. Parfois il s’imprègnent, mais leur nature garde toujours le dessus. Ils restent des êtres insaisissables, mystérieux et imprévisibles. Il en va de même pour notre instinct.
Apprendre à lâcher prise pour entendre notre instinct
Ressentir l’animale qui rugit en soi pour la première fois est une expérience déterminante qui ne laisse personne indifférent. De nombreuses femmes l’expérimentent lors de l’accouchement, quand elles choisissent de faire confiance à leur corps pour gérer cet événement profondément primitif et sexuel.
Le corps sait. Il garde en lui la mémoire des gestes et l’art du mouvement pour insuffler la vie. Il s’agit de s’abandonner à la science du corps, de lâcher prise et de se laisser aller à l’élan naturel de nos cellules.
Cela demande de ne plus réfléchir, de ne pas tenter d’intellectualiser. Nous ne devons que ressentir. Ressentir notre feu sacré, les spirales qui pétillent sous les voûtes plantaires et dans le creux des mains, cette énergie vitale qui d’un coup occupe toute notre chair et nous transporte.
Nous coupons le néocortex au profit de notre cerveau reptilien. Nous entrons en transe, dans un état de conscience altérée proche d’une profonde méditation dans laquelle nous touchons à la quintessence de l’être. C’est là que l’instinct se déploie et que nous vivons cette expérience révélatrice : devenir, l’espace d’un instant, fauve et furtive.
Entrer en cosmose, se fondre dans notre nature instinctuelle
Entrer en cosmose, c’est faire l’expérience de la fusion du Soi dans le monde des éléments. C’est s’immerger dans la nature (différent de l’osmose : l’immersion dans les autres). Le moi ne résiste plus à la pénétration du monde en lui, il s’immerge dans l’inconnu, dans l’imprévisible de l‘univers.
Pour réussir à se reconnecter à notre instinct, nous pouvons procéder à cet exercice. Partir seule en nature, loin des sentiers de passage. Rencontrer un espace champêtre, s’y installer pour quelques heures ou quelques jours, et entrer en observation. Diriger tous nos sens sur cette nature qui nous entoure et dans laquelle nous nous immergeons.
Au fur et à mesure des heures, notre être sociétal va s’effacer au profit de notre nature instinctuelle. Nous allons naturellement nous mettre en mouvement, partir dans une rencontre intime avec ces quelques mètres carrés de terre, peut-être danser avec cet espace comme une partie de soi.
C’est cela, entrer en cosmose. On ne fait plus qu’un avec notre environnement immédiat. Nous ne pensons plus et savons d’instinct quel mouvement créer ou non, quelle respiration donner, quel rituel amorcer pour (se) guérir et avancer. Nous laissons la pleine place à notre instinct, et c’est la libération.
Notre rapport avec notre animalité, notre nature instinctuelle, mérite d’être revisité afin que nous puissions en distiller l’essence de notre être. Dans cette quête d’identité qui est la nôtre, c’est une étape fondamentale que celle d’apprendre à redevenir instinctive.